Joëlle Zask
Lieux publics
Aménager le territoire ? Cette notion a beau être courante, elle ne convient ni en théorie, ni en pratique. On peut aménager la chambre de son enfant à naître, le tiroir de son bureau, un espace clairement délimité au départ. Mais ce n’est pas le cas d’une ville, d’une zone rurale, d’un quartier. La finalité des interventions abordées durant la journée Sur la place publique est de créer des lieux où habiter, non de restructurer des espaces existants. Pour reprendre une distinction rendue centrale par Gordon Matta-Clark, il ne s’agit pas de cosmétique, comme lorsqu’on décore superficiellement un espace en déposant à la surface divers matériaux, mais d’habitat.
La distinction entre lieu et espace est d’emblée utile : l’espace, c’est la neutralité, le sans qualité, le sans forme, réceptacle passif de toutes les formes. Dans son usage public et politique, on l’associe volontiers à ces mêmes caractéristiques : l’espace public est un espace où les pouvoirs publics (et ceux qui leur font concurrence) se rendent visibles, se montrent, se manifestent, et ce d’autant mieux que l’espace est vacant, ou même évidé, comme il le fut en ville par les grands travaux du baron Haussmann durant l’Empire. Quant aux membres du public, les citoyens, ils n’y accèdent en droit qu’après avoir abandonné leurs « différences », réputées privées, au profit de leurs seules facultés considérées comme universelles : la raison et la morale fondée sur la raison (Kant). Ainsi purifiés des qualités secondes et « accidentelles » qui les distinguent et donc, les opposent, ils sont alors disposés, croit-on, à apprécier le spectacle de la vie publique, qui ne les inclut pas plus dans sa facture que la représentation théâtre n’inclut le spectateur.
Mais ici c’est de lieu qu’il faut parler : le lieu est la portion d’espace dont nous faisons usage et que nous recréons continuellement par l’intermédiaire de nos usages. Sans usages, pas de lieu. Or un usage est un certain rapport au monde, celui de l’exploration. Certes, tout usage dépend de conditions, comme parler dépend de la langue ; faire un cake, des ingrédients et d’un four ; randonner, d’un chemin praticable. Mais il n’en est pas pour autant déterminé : le chemin n’impose ni la forme, ni le rythme de la marche. Contrairement à un rail, il rend possible une pluralité indéfinie d’usages. Réciproquement, les randonneurs modifient et entretiennent le chemin. Ils le nivellent, le complètent, le détournent quand cela est nécessaire, le représentent ou en font une cartographie. On le devine, le chemin est un lieu d’interactions entre des usages non dictés et des éléments concrets modifiables. Ce qui le définit n’est pas la frontière, la clôture, le mur, mais certaines limites qui apparaissent au cours d’expériences de type exploratoire.
La distinction entre clôture et limite est ici importante. Tony Smith la mentionnait au sujet de sa sculpture Wandering Rocks (1967) : « mon intention était de produire une nouvelle mesure de l’homme, en termes d’espace libre, en termes d’un espace qui est défini mais qui n’est pas clos, qu’on peut mesurer mais qui flotte subtilement dans l’infini[1] ».
On retrouve la même distinction chez Gordon Matta-Clark : la maison qui vous enferme dans un espace confiné, qui dissocie votre subjectivité des interactions avec le dehors, qui vous renvoie sans cesse à vous-même et vous prive à la fois d’imagination et de capacité d’action, n’est pas la maison ouverte sur l’extérieur, accueillante à l’air, au soleil, à la lumière. Les Buildind Cuts ou découpes que Matta-Clark pratiquait dans les édifices visaient non à détruire, mais à « ouvrir » la maison et la faire « danser » ; à convertir ces espaces neutres de l’architecture moderne qu’il appelait des clapiers, en lieux : lieux de vie, d’échange, d’accueil de l’autre, d’épanouissement personnel, de création d’usages ; lieu où rentrer, ni cachette ni refuge[2]. Mais un lieu tout de même : l’idéal n’est pas la condition de SDF. Sans maison, où ramener ses trouvailles et les étudier ? Où organiser les données recueillies au cours de nos enquêtes ?
Dernier exemple de lieu délimité mais non fermé, celui des jardins partagés dont la redécouverte aujourd’hui est galopante. On lit souvent à leurs sujets que ce sont des « lieux clôturés mais néanmoins ouverts ». Les clôtures qui les entourent ne les enferment pas, elles les protègent. Leur fonction n’est pas de privatiser mais de situer. Le jardinier assume la responsabilité de la parcelle qu’il cultive sans pour autant en revendiquer la pleine « propriété ».
Il en va de même d’un mot-clé de notre journée, la « place publique ». Il est courant de l’associer à un espace neutre de rencontre formelle entre citoyens dévoués à la cause du bien public. Pourtant, du moins dans l’idéal, la place n’est pas une esplanade, ni même une agora, encore moins un espace public abstrait. Une place est un lieu. Place en anglais, lieu en français. C’est un endroit accueillant, agréable, accessible et retiré à la fois, multifonctionnel, offrant un éventail de possibilités d’usages variés : café, jeux d’enfants, arbres et bâtiments, terrain de boule, bancs, kiosque, sculpture. On peut s’y montrer ou s’isoler, l’arpenter ou y flâner, faire son marché, jouer ou prendre un verre. Public ne signifie plus visible ou manifeste, mais commun et partageable. Le rapport à la place est celui du séjour, encore une fois borné et ouvert. On voit tout ce qui la distingue des esplanades, par exemple celles d’Albert Speer, l’architecte de Hitler, où tout est visible, exposé, uniformisé, où les individus s’assemblent en masse indifférenciée faute d’espace approprié à la diversification de leur conduite et de leurs interactions.
En conclusion sur ce point, dont l’utilité pour les questions qui nous ont mobilisées durant la journée doit être manifeste, si la relation au territoire est celle de l’administration, si la relation à l’espace est celle de l’appropriation, la relation au lieu est celle de l’usage, créateur de formes.
On peut donc avancer que la finalité des conduites participatives en urbanisme consiste à créer des lieux. Pour « Faire de l’urbanisme une démarche culturelle et participative », il faut produire, non pas tant l’espace, selon la formule d’Henri Lefèbvre, l’auteur de La Production de l’espace, mais des lieux. En effet, les usages ne peuvent être dictés de l’extérieur. Par définition, leur nature, leurs qualités, leur évolution future, dépendent de ceux qui les performent. En l’absence d’une coopération active des « intéressés » ou « parties prenantes » à la production du lieu qui leur est destiné, l’occasion de situer et de définir les usages possibles et nécessaires (besoins, intérêts, désirs et rêves) est manquée. Quand ils sont les simples récipiendaires passifs des politiques d’aménagement du territoire, les « usagers » constatent régulièrement que les transformations de leur quartier ne répondent pas à leurs attentes et souvent même, les excluent.
En outre, les usages, leur défense, leur exercice et leur transformation, sont inséparables de l’expérience directe dont les individus dépendent pour leur propre épanouissement. En découvrant de nouvelles possibilités d’usages et en les hiérarchisant, ils s’entraînent à situer leurs activités et à les perfectionner. Le lieu est pour l’adulte ce que le bac à sable ou le toboggan est pour l’enfant : un terrain d’exercice consistant à faire jouer les possibilités d’interaction avec son environnement.
Logiquement, de même que réaliser un château de sable repose sur un certain nombre de conditions matérielles et techniques que l’enfant acquiert au fur et à mesure qu’il s’entraîne et qu’il est guidé par des plus savants que lui en la matière, créer des lieux suppose l’observation, le repérage, la compréhension des enjeux du site à investir. Cela suppose donc d’enquêter. Grâce à l’enquête, les personnes concernées, riverains, jeunes, usagers, aménageurs, artistes, prennent du champ par rapport à leurs idées toutes faites, à leurs préjugés, à leur possessivité. Elles sortent d’elles-mêmes et renoncent au rapport d’identification, d’identité et d’appropriation qui prédomine souvent les imaginaires quand il est question de la relation à l’espace public. Une fois déterritorialisée, la personne entre dans une démarche qui la mène, non à abandonner ses croyances pour adopter celles des plus habiles, plus compétents, plus imposants qu’elle, mais à exprimer ses opinions : en les rendant publiques, elle les teste et les met à l’épreuve. Au fur et à mesure que ses interlocuteurs expriment eux aussi leurs idées et lui présentent de nouveaux faits, elle les ajuste, les révise, les complète. Schématiquement, c’est ainsi que le groupe s’achemine vers une situation d’enquête partagée, qui est la condition d’un lieu partagé.
Finalement, l’usage est une manière de faire qui se partage et se combine plus facilement avec ceux d’autrui que la plupart des autres pratiques, parce qu’il suppose une réciprocité entre l’intérieur et l’extérieur, entre le subjectif et l’objectif, entre le soi et l’autre, entre le connu et l’inconnu. Il est par nature une interaction entre l’individu et certains éléments de son environnement, qui sont comme des moyens pour atteindre ses buts, mais qu’il doit aussi considérer, éprouver, tester, pour préciser ses finalités, et les sélectionner parmi toutes celles qu’il envisage au départ.
Tout usage, je l’ai dit plus haut, dépend donc de conditions précises qu’il fait jouer ou mobilise. Il n’est ni le maître de ces conditions, ni dissout par elle. Par exemple, la subjectivité et la vision du monde de tel locuteur d’une langue particulière sont inséparables de sa langue avec laquelle il forme une unité insécable. Mais au fur et à mesure qu’il développe ses capacités linguistiques, qu’il parle ou écrive, il transforme cette dernière dans une certaine mesure. La langue n’en sort pas dissoute mais enrichie. Les sujets parlants et les langues qu’ils parlent sont plongés dans une histoire qui leur est parfaitement commune.
Par contraste, les pratiques qui détruisent, annihilent, dominent, leurs propres conditions d’exercice, comme l’agriculture industrielle détruit la terre ou les semences, comme un führer détruit la citoyenneté et les hommes, ne sont pas des usages. Inversement, les attitudes qui consistent à se soumettre aux conditions telles qu’elles sont, comme cela se produit sous l’effet de la terreur ou de l’obéissance aveugle, ne relèvent pas non plus des usages. Ainsi, en respectant l’environnement même qui les rend possibles, et dont bien sûr autrui et certaines institutions font partie, les usages s’accordent entre eux.
En définitive, même s’il est vrai que, comme l’a montré lrving Goffman, les individus parviennent parfois à recréer une petite sphère d’usages personnels même dans une « institution totale » telle la prison ou l’hôpital psychiatrique où ils sont soumis à une surveillance de tous les instants et enrôlés dans des cadences et des actions ultra-réglementés, le fait est que les risques d’échec sont importants, le champ est limité et l’idéal est clairement ailleurs. La production d’un lieu s’accompagne nécessairement de la recherche commune d’une forme qui possède le maximum de caractéristiques propices à la pluralisation et à l’accord des usages présents et aussi futurs. Par l’intermédiaire d’une telle recherche, les arts et leur appréciation entrent en scène.
[1] Tony Smith, cartel rédigé par l’artiste, Seattle Art Museum, artist’s proof, promised gift de Virginia et Bagley Wright. Je souligne.
[2] Sur cet aspect, je me permets de renvoyer à mon livre Outdoor Art- La sculpture et ses lieux, La Découverte, 2013.