Pauline Scherer

Je suis sociologue intervenante et mes recherches et projets portent sur l’action collective et sur l’action politique alternative. Ma pratique s’inscrit dans une dynamique de recherche action : je m’implique directement dans des projets, tout en cherchant à produire des connaissances, qui soient ensuite diffusables et partageables. La recherche-action prend place au cœur des expériences sociales, à la fois pour les nourrir et pour apprendre d’elles.

C’est dans cette perspective que je me suis intéressée aux démarches d’urbanisme alternatif ou participatif (on trouve différentes caractérisations), à l’occasion de trois travaux :

– une recherche pour la Fédération des PNR du Massif Central sur « la culture comme ressource pour le développement des territoires ruraux ». accessible en ligne 

– une recherche-action avec l‘association Carton Plein à St Etienne qui a contribué à la publication d’un ouvrage qui sortira en 2016

– une recherche universitaire sur la dimension politique des démarches de co-création dans l’espace public – accessible en ligne.

http://www.les-seminaires.eu/author/pauline/

Elles visent à inventer des « manières de faire » peut-être plus humaines et plus démocratiques pour tenter de produire une ville plus égalitaire, plus écologique, plus habitable.

Ces démarches sont souvent nommées « démarches de co-conception ou de co-création ». Cela renvoie à une expérience collective qui associe dans un processus de création ou de conception une pluralité d’acteurs, pouvant être des artistes, des architectes, des chercheurs, des travailleurs sociaux, des habitants, des citoyens, des responsables associatifs, des personnes concernées…

En fonction des projets, différentes disciplines sont convoquées : les arts plastiques, le spectacle vivant, l’architecture, le paysagisme, le design, en cherchant à croiser d’autres pratiques pouvant relever du travail social, de l’éducation populaire, du développement local ou encore de la recherche en sciences sociales. Ces expériences, pluridisciplinaires, se déploient souvent à l’échelle du quartier ou du village, poursuivant des objectifs pouvant aller de la réalisation d’une oeuvre ou d’un ouvrage (spectacle, exposition, installation, film, jardin, habitat…), à la rénovation d’un plan local d’urbanisme en passant par l’activation de nouveaux rapports sociaux.

Ces projets interrogent les manières de faire ensemble, de fabriquer le «commun». J’entends par commun non pas ce que est ordinaire mais à « ce qui se partage». Les démarches de cocréation sont des processus « qui mettent en partage une même préoccupation, c’est – à-dire la façon dont nous investissons et habitons notre environnement de vie » (Pascal Nicolas-Le Strat).

Petite remarque au passage : le principe du « co » est aussi un effet de mode, qui semble parfois s’imposer comme une nouvelle norme. Il concerne des activités très différentes sur le plan idéologique. On peut entendre cette rhétorique dans des squats auto-gérés mais aussi dans des agences de marketing qui développent un marketing participatif, ainsi que dans les fabs labs, les hacker spaces, ou les projets d’innovation sociale. Il est donc important de noter que cet esprit du « co » concerne des mondes et des réalités différentes, parfois opposées, et qu’il faut – comme souvent – garder un oeil critique sur tout ça.

Dénominateurs communs

D’ailleurs les démarches d’urbanisme participatif qui vont nous être présentées ou qui existent par ailleurs ne sont pas toute semblables. Mon propos n’est surtout pas d’en faire quelque chose d’uniforme. Au contraire c’est bien leur capacité à se singulariser en fonction des territoires et des acteurs impliqués qui est intéressante. Elles sont mises en place par des acteurs variés : collectifs d’architectes, associations locale ou nationale, designers, équipes de professionnels pluridisciplinaires, et prennent place dans différents types de cadre : commandes publiques, actions autonomes, projets subventionnés etc…

Elles ont néanmoins en commun différents éléments que je voudrais mentionner ici.

– une approche éco-systémique des problèmes publics : on va chercher à comprendre le contexte dans lequel s’inscrit la question ou le projet, à mobiliser l’ensemble des acteurs concernés de près ou de loin par le sujet et on va chercher à les faire travailler ensemble.

– Une propension à « mener l’enquête » en commun pour partager des diagnostics sensibles des territoires.

– l’implication des personnes premièrement concernées (les habitants-usagers-citoyens selon la manière dont ils sont nommés par les uns et les autres) : il s’agit de susciter une participation à plus ou moins haut degré selon les expériences.

– Un travail de conception à partir des usages existants ou souhaités.

– La place du travail créatif ou de la création artistique : on trouve dans tous ce projets des créateurs ou des concepteurs qui mettent en partage leurs processus de conception ou de création.

– le recours à l’expérimentation : un processus basé sur des hypothèses, qui se définit en marchant, dans lequel chaque étape définit la suivante.

– Un rapport très fort au territoire, au contexte

Ces différents éléments fondent en quelque sorte une « politique de la méthode » qui traverse de nombreux projets d’urbanisme participatif. Je parle d’une « politique de la méthode » puisque il ne s’agit pas d’une boite à outils ou d’une méthodologie bien huilée mais plutôt d’une posture de travail, une manière de faire qui renvoie dans de nombreux cas à des visions, des valeurs et à des principes d’action qui relèvent du politique et d’un travail du commun.

Culture et territoires

Avant d’aller plus loin j’aimerais revenir sur la question des territoires, puisqu’aujourd’hui le choix a été fait de s’intéresser aux territoires ruraux et péri-urbains. Je pense que dans le contexte de métropolisation que nous connaissons il y a effectivement de forts défis à relever sur ces territoires en termes d’aménagement ou de présence du service public. La négligence envers certains territoires à des effets sociaux majeurs et le sentiment d’abandon a des effets non négligeables sur le plan politique.

Dans le titre de cette journée on pose également la question de la culture, et là encore j’en relève la pertinence puisqu’elle constitue effectivement une véritable ressource pour le développement des territoires ruraux et péri-urbain et je ne parle pas ici que des enjeux d’attractivité des territoires. En effet les projets culturels contextuels relèvent d’une double dynamique qui consiste à la fois à se nourrir du territoire et à le nourrir en retour.

Ils s’inspirent des spécificités locales

Les projets culturels de territoire permettent souvent de repérer et de valoriser les attributs du territoire, de transformer des ressources latentes en ressources actives. Les projets peuvent agir comme des révélateurs d’une spécificité, d’une pratique ou d’une valeur. Il s’agit de faire remarquer quelque chose qui n’avait pas été remarqué et d’en faire une ressource de développement. Je peux prendre pour exemple Le théâtre éprouvette et le vieillissement de la population dans le Morvan.

Dans un autres sens ils contribuent contribuer à la construction du territoire

Une fois la ressource identifiée et mise en valeur par le projet, elle va pouvoir être mobilisée dans d’autres domaines. Cela dépend de l’organisation du territoire, de la coopération entre acteurs et des nouvelles coopérations possibles, provoquées par le projet.

On le sait l’action publique est très sectorisée (culture / urbain/ social/ économie) et cette organisation est en crise. On est en recherche de transversalité. Il s’agit donc de faire collaborer des acteurs de différents secteurs ou d’intégrer un même problème à l’ensemble des secteurs. Un projet culturel de territoire peut tenir un rôle d’ensemblier, de médiateur pour faire dialoguer des mondes différents et créer du commun par des apprentissages réciproques (adaptation aux normes, au langage aux comportements des uns et des autres).

La logique de territoire remplace alors la logique de secteur, de métiers, de professions et l’effet principal est de mettre au coeur de l’action l’intérêt général et donc de fabriquer le politique. Nous reviendrons sur cet enjeu tout à l’heure.

La question de l’urbanisme et plus précisément des espaces publics.

Les démarches dont nous allons parler aujourd’hui tentent de renforcer la dimension hospitalière et citoyenne des espaces publics urbains. En effet, ce qui doit prévaloir dans les espaces publics de la ville est leur hospitalité, leur ouverture et la présomption de confiance qui y prévaut dans les rencontres et les rassemblements entre inconnus. Je reprends ici les propos de Carole Gayet-Viaud, chercheure au CNRS. Pour elle, les espaces publics urbains sont au coeur de la démocratie si l’on envisage celle-ci comme une forme de vie et pas comme un régime politique.

Penser les espaces publics urbains suppose en effet de penser la manière dont des espaces concrets de coexistence entre des individus « non-familiers », peuvent permettre l’exercice ordinaire du souci des autres et du monde, entre personnes n’ayant d’autre lien que celui de vivre ensemble en société.

Les interactions civiles et la vie publique urbaine telle qu’elles se déploient dans la rue, les transports ou aux terrasses des cafés sont l’occasion d’activités, de formes d’attention et d’engagement, relevant de l’exercice le plus élémentaire de la citoyenneté.

Les espaces publics apparaissent alors comme nécessaire à la démocratie et la nécessité d’en prendre soin devient encore plus indispensable.

Quid de l’hospitalité et de la citoyenneté des espaces publics dans un contexte sécuritaire ?

La participation des habitants, un enjeu démocratique

Les démarches de conception collective dont on parle, associent dans un même processus de travail « habitants-usagers-citoyens », artistes ou concepteurs, acteurs locaux, élus et techniciens des collectivités. Elles constituent des expériences d’« activation d’espaces publics », à des échelles « micro » et ancrées dans les territoires. J’entends par « activation » un principe d’action qui consiste à créer des conditions, un cadre, pour faire émerger du possible sans pour autant préjuger de ce qui se passera. L’idée d’activer c’est l’idée de rendre possible quelque chose sans savoir ce qu’est exactement ce quelque chose.

Pour les cas qui nous occupe il s‘agit d’activer de l’espace public. Le terme est pris ici au sens immatériel : l’espace public en tant qu’espace politique de débat et de participation des citoyens aux questions publiques.

Il est intéressant de voir qu’aujourd’hui des espaces publics sont aujourd’hui activés en dehors des formes classiques que sont les médias, la vie politique des partis, ou encore les instances officielles de démocratie représentative et participative. Il y a un fort besoin de renouveler les formes du politique et d’instituer des espaces publics en dehors des sentiers battus. C’est en ce sens que les démarches d’urbanisme participatif sont également intéressantes. Ce renouvellement des formes du politique se retrouve bien sur dans d’autres domaines comme l’habitat partagé ou même dans des actions plus radicales comme la réquisition de logement vacants ou encore les ZAD dans les mouvements écologistes.

Car la question de la participation, si elle a été beaucoup abordée, notamment en science sociales, reste (et doit rester) un sujet complexe. La participation est aujourd’hui un attendu dans la conception des politiques publiques, notamment en terme d’urbanisme, secteur qui a vu naitre les premiers mouvements d’habitants, et on n’a de cesse de vouloir la susciter et la provoquer. Il ne faut donc pas oublier que la participation citoyenne spontanée existe, fait régulièrement irruption dans le débat public, et celle-ci doit être mieux reconnue et entendue.

Pour caractériser la démocratie participative certains chercheurs parlent: « d’un croisement de deux modalités complémentaires : d’abord, la participation par irruption, liée aux protestations, occupations et autres revendications du droit de chacun à peser sur les décisions publiques ; et la participation sur invitation, dans des arènes et autres espaces formels, concédés par les institutions aux citoyens afin qu’ils s’expriment sur la gestion du territoire et les valeurs qui doivent inspirer les lois et les politiques” (Giovanni Allegretti).

L’activation d’espaces publics semble se situer entre ces deux modalités.

L’ensemble de ces initiatives, des plus organisées au plus subversives appelle à un changement de modèle d’organisation, à un changement de société en terme de droits communs, de démocratie et évidemment d’égalité.

Pour revenir aux démarches urbaines, je crois qu’elles constituent un moyen de participer à un mouvement plus large de transformation sociale en développant le pouvoir d’action et de décision des personnes, et en travaillant le principe d’égalité.

Pour le philosophe Jacques Rancière, la démocratie est avant tout un principe fondé sur l’idée d’une compétence égale de tous. Pour lui, l’acte politique fondamental, c’est la manifestation du pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre à exercer le pouvoir. Pour lui, la démocratie est vivante lorsqu’elle invente ses propres formes d’expression et qu’elle rassemble matériellement un peuple qui n’est plus découpé en opinions, groupes sociaux ou corporations, mais qui est le peuple de tout le monde et de n’importe qui. Là se trouve la différence entre la gestion – qui organise des rapports sociaux où chacun est à sa place – et la politique – qui reconfigure en permanence la distribution des places.

La question de la vitalité démocratique nous renvoie alors à une micro-politique des groupes (David Vercauteren), c’est-à-dire aux rapports sociaux que nous mettons en oeuvre dans nos organisations collectives en termes de prise de décision, d’égalité des sexe, d’égalité de classe et de non discrimination ethnique.

Transformation ?

Ces démarches constituent donc potentiellement des formes d’action politique alors qu’elles n’en ont pas nécessairement les codes classiques. Nous sommes dans un contexte qui impose des changements. La crise durable que nous traversons est économique, sociale mais aussi politique, l’organisation de notre société est à réinventer. Il y a un mouvement, assez transversal qui touche de nombreux secteurs lié à l’intérêt général : culture, social, éducation, économie, environnement… avec de nombreuses initiatives qui tentent d’autres manières de faire. Je pense notamment ici au travail de la 27e région et du design de politiques publiques ou à la recherche-expérimentation en sciences sociales. Ce type de démarche a la capacité de faire bouger les lignes au sein des administrations publiques en travaillant sur la transversalité des services (culture / urbanisme / actions sociale par exemple) et en provoquant de nouvelles collaborations et de nouveaux liens.

En passant par l’expérimentation on tente d’importer dans les administrations une autre culture de travail plus collaborative basé par exemple sur la désectorisation, la circulation de l’information et la transparence des processus de conception des dispositifs publics.

Cette « autre culture » implique aussi certainement un changement de posture pour les élus et un renouvellement des relations entres élus, techniciens, acteurs et habitants. Nous sommes bien là au cœur du politique et de la transformation de l’action publique.

Les effets des démarches que nous allons découvrir sont à chercher à la fois dans les résultats, la réalisation ET dans les étapes qui ont conduit à la réalisation. Il s’agit d’une conception, en acte, en marchant, où chaque étape détermine la suivante. Les choses ne sont pas déterminées dès le départ. Cette conception en acte est parfois difficile à articuler avec les logiques institutionnelles pourtant c’est une condition de réussite de ce type de projets puisqu’elle permet l’ouverture à l’imprévu, l’élaboration progressive, les rebonds, l’implication de nouveaux acteurs, la création de nouvelles coopérations, les changement de caps, etc… C’est un cercle vertueux. Pour autant, la finalité, le « résultat », reste un élément important qui demande à être rendu visible, de manière qualitative.

Si les alternatives sont là et constituent un possible mouvement de transformation, elles peinent à être réellement reconnue dans leurs résultats, à diffuser leurs valeurs auprès de la population et à peser dans le débat public et sur les décisions politiques. Il est donc intéressant de mieux les diffuser et de les questionner, à la fois pour mieux les connaitre, les essaimer, mais aussi pour garder un oeil critique et développer leur potentiel de transformation sociale. Car ces démarches sont exposées au même enjeux et aux mêmes écueils que toute démarche participative notamment la reproduction des rapports de domination (sur le thème « ce sont toujours les mêmes qui participent, qui prennent la parole et qui décident ») et l’absence d’influence réelle sur les décisions finales. Ce sont des défis majeurs à relever pour ces acteurs.

Références citées

ALLEGRETTI Giovanni, « Une refondation politique et culturelle» [en ligne]. Le Monde Diplomatique, octobre 2011,

GAYET-VIAUD Carole, « Les espaces publics démocratiques à l’épreuve du terrorisme », Métropolitiques, 20 novembre 2015.

http://www.metropolitiques.eu/Les-espaces-publics-democratiques.html

NICOLAS-LE STRAT Pascal, «L’expérience de la co-création, l’art qui s’entremet», [en ligne], 2000

RANCIÈRE Jacques, 2000, Le partage du sensible, éd. La Fabrique, Paris : 74 p.

VERCAUTEREN David, 2007, Micropolitique des groupes, pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, Forcalquier : 237 p.

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